Zygmunt Bauman, il avait vu la «société liquide»

Par Robert Maggiori — 11 janvier 2017 à 17:06 

Né en Pologne, il émigre en Angleterre, où il obtient une chaire de sociologie. Il est décédé lundi, à 91 ans, en laissant les outils théoriques et politiques aptes à saisir la spécificité de nos sociétés, passées de la minéralité à une liquidité insaisissable.

Zygmunt Bauman, il avait vu la «société liquide»

Le théoricien anglo-polonais Zygmunt Bauman est mort lundi à Leeds. Il était l’un des plus grands sociologues du XXe siècle, et le grand témoin de ses horreurs, dont le nom restera toujours attaché à la notion de «société liquide», qui a suscité dans le monde des milliers de commentaires.

Né à Poznan le 19 novembre 1925, d’une famille juive, il se réfugie en 1939, après l’invasion de la Pologne par les nazis (sa femme Janina réchappera des camps de la mort), en URSS, et, alors marxiste convaincu, combat dans une unité militaire soviétique, puis occupe la fonction de commissaire politique. Revenu à Varsovie, il y enseigne la philosophie et la sociologie.

Société noix de coco

En mars 1968, à la suite de la campagne antisémite lancée par le régime communiste, il est forcé de quitter son pays et émigre en Israël, puis en Angleterre, où il devient citoyen britannique. L’université de Leeds l’accueille jusqu’en 1973 et lui confie la chaire de sociologie. Ses premiers travaux, sur le socialisme britannique, la stratification sociale ou les mouvements des travailleurs, ont un succès relatif, comme ceux qu’il consacre à la Shoah, au rapport entre modernité et totalitarisme, à la mondialisation. Ce n’est qu’au moment où il fait paraître ses études sur la disparition des «structures stables» et parvient, après avoir «dialogué» avec Marx, Gramsci, Simmel, puis Manuel Castells, Anthony Giddens, Robert Castel ou Pierre Bourdieu, à forger le concept de liquidité, qu’il devient un penseur de renommée internationale.

La notion de «société liquide» est aujourd’hui tombée dans le langage courant, en tout cas le langage médiatique, sans doute parce qu’elle est vraiment pertinente et permet d’indiquer en un seul mot les caractéristiques des sociétés contemporaines. Zygmunt Bauman l’emploie dans un sens précis. Une société est dite moderne-liquide si les situations dans lesquelles les hommes se trouvent et agissent se modifient avant même que leurs façons d’agir ne réussissent à se consolider en procédures et habitudes. Elle est apparue lorsque, à l’ère solide des producteurs, s’est substituée l’ère liquide des consommateurs, qui a fluidifié la vie elle-même, une vie frénétique, incertaine, précaire, rendant l’individu incapable de tirer un enseignement durable de ses propres expériences parce que le cadre et les conditions dans lesquelles elles se sont déroulées changent sans cesse.

Nos sociétés sont comme les nids de guêpes du Panama : non plus des «sociétés noix de coco», entourées de coque épaisse, qui correspondaient à la phase solide de la modernité, à la construction de la nation, à «l’enracinement et à la fortification du principe de souveraineté, exclusive et indivisible», à l’imperméabilité des frontières, mais des«sociétés avocat», prune ou kaki, à extériorité molle, qui correspondent à la modernité liquide, «changeante et kaléidoscopique», au multiculturalisme et au brassage des populations, à la «dévaluation irré pressible»des distances spatiales, aux interpénétrations et interconnexions en réseau, constantes mais modifiables sans cesse.

Si le concept de société liquide a fait la gloire du sociologue de Poznan, elle ne peut, à elle seule, résumer une œuvre considérable, attentive au moindre «changement» de nos sociétés mais également soucieuse, au nom de la morale et de la justice, de montrer les misères et les inégalités qu’elle secrète. Dans Les Riches font-ils le bonheur de tous ? par exemple, Bauman illustre cette thèse très simple :«La richesse amassée au sommet de la société n’a absolument pas "ruisselé" sur les niveaux inférieurs. Elle ne nous a pas rendus plus riches, ni plus heureux, ni plus sûrs, ni plus confiants dans notre avenir et l’avenir de nos enfants.» Depuis la «crise», les hommes les plus riches non seulement n’ont pas tenu leur prétendu rôle, qui est d’accroître le bien-être matériel (social, psychologique, moral) mais, par des choix économiques cyniques et irresponsables, ont provoqué la dégradation des classes moyennes en«précariat», et brûlé dans les chambres noires de la spéculation financière des milliards de dollars, dont le «manque» a été payé par les plus faibles.

«Dogme de l’injustice»

Comment est-ce possible que de telles blessures sociales infligées à la majorité des gens - qui se pense difficilement en «peuple» - soient supportées ? Bauman surligne, parmi d’autres explications, la persistance du «dogme de l’injustice»,lequel repose sur «quelques présupposés implicites couramment considérés comme des "évidences"» . A savoir : la croissance économique, qui serait «la seule réponse possible aux défis posés par la cohabitation humaine» ; l’augmentation perpétuelle de la consommation, qui, par la «rotation accélérée des nouveaux objets», se pose et s’impose comme moyen de «satisfaire la recherche du bonheur» ; le caractère naturel des inégalités, présenté et accepté en tant que moteur performant de la machine sociale ; la rivalité, qui, dans ses deux aspects, «l’élévation du méritant et l’exclusion - dégradation du non-méritant», représente«la condition nécessaire et suffisante de la justice sociale». .

Il est impossible de citer tous les sujets sur lesquels Bauman a appliqué ses grilles d’analyse, des leçons à tirer du génocide nazi quant à l’interprétation de la modernité, jusqu’à la situation actuelle de l’Europe, du rôle des intellectuels à l’art, de la «vie pressée» à la pauvreté, à l’accueil des migrants, à l’identité. Cette dernière, du fait justement de la fluidité de la vie, de l’incessant changement de rôles, fonctions, statuts et objectifs, ne peut jamais être «finale» et est renégociée au coup par coup, dit-il. D’autant plus qu’elle ne peut se raccrocher à aucune structure stable, pas même les groupes d’appartenance, que le sociologue anglo-polonais dit avoir été remplacés par des essaims, des ensembles «d’unités autopropulsées reliées entre elles par la seule solidarité mécanique», n’assurant que la sécurité du nombre (de la même manière qu’un social network remplace l’amitié authentique par le «nombre d’amis») et jamais le partage de valeurs ni la coopération sociale ou politique.

De cette «non-irrévocabilité» de l’identité (laquelle, n’ayant plus de racines, ne peut même plus être déracinée, mais s’accorde à la métaphore «du jeter et du lever de l’ancre», de port en port, de cargo en cargo) naissent tensions et angoisses, encore accrues par le fait que la liberté individuelle entre en collision avec la peur de l’insécurité. La société liquide accorde la liberté à (presque) tous. Mais de manière perverse : elle donne aux individus la liberté et la responsabilité de résoudre des problèmes dont la solution ne peut pas être à la portée de la libre initiative individuelle.

Impuissance et frustration

De là une nouvelle source du sentiment d’impuissance et de frustration, qui fait qu’on finit, faute de réel exercice de la liberté, par préférer la sécurité, que les Etats modernes, s’auto-excluant de la tâche d’assurer la justice et l’égalité, se pressent de mettre en place, en provoquant cependant des divisions dans les essaims, des conduites irrationnelles, des affrontements, augmentant ainsi… l’insécurité.

De là, l’effort que, en s’ouvrant à la philosophie, à Emmanuel Levinas, aux positions de Freud ou à celles du théologien danois Knud Logstrup, fera Zygmunt Bauman pour fonder une nouvelle éthique sociale. Rarement un sociologue aura su si finement observer «ce qui se passe» réellement dans une société.

Robert Maggiori 

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